On aurait pu nommer les toutes récentes fuites, et à ce qu’il semble toujours en cours, de documents pris dans les coffres-forts du Pentagone : «The Pentagon Papers». On les aurait ce faisant rattachés aux fuites ayant défrayé la chronique ces dernières années, comme celles dues à WikiLeaks, ou celles dites les Panama Papers, des appellations présentant ce double avantage d’être informatives et faciles à retenir. Mais si personne n’a songé à le faire, c’est parce que ce titre ayant déjà servi, et dans un cas très connu, non seulement on n’aurait pas fait preuve d’originalité en l’occurrence mais on aurait créé les conditions d’une confusion dans l’avenir. Il aurait fallu ajouter le chiffre 2 devant ce titre pour le distinguer du premier, chose impossible puisqu’il faudrait alors remonter des décennies en arrière pour apporter la précision indispensable.
Reste que les dernières fuites ont irrésistiblement rappelé celles du début des années 1970, œuvre de Daniel Ellsberg, le premier des lanceurs d’alerte américains, et l’inspirateur de tous les autres ayant suivi, qui tous s’étant trouvés en présence de documents secrets trahissant des agissements attentatoires aux valeurs démocratiques, auxquelles eux-mêmes étaient viscéralement attachés, ont estimé de leur devoir d’en alerter leurs compatriotes, prenant pour cela tous les risques. Daniel Ellsberg, Robert Snowden, Chelsea Manning, et d’autres encore, n’ont pas agi par manque de patriotisme mais par amour de leur pays et de ses habitants. Le premier d’entre eux, Daniel Ellsberg, aujourd’hui en fin de vie, comme annoncé par lui-même il y a à peu près un mois, est un héros américain, un intellectuel et un auteur, un militant de la démocratie dans ce que celle-ci a de plus authentique. L’Amérique a produit le meilleur et le pire. Ellesberg, et tous ceux qu’il a inspirés sont sa face illuminée. Les Pentagon Papers sont des documents sur lesquels lui-même avait travaillé en tant qu’analyste au service du secrétariat à la Défense, à l’époque dirigé par Robert McNamara, papiers qui portaient sur le déroulement de la guerre du Vietnam, sur ses crimes aussi bien sur le cynisme des responsables américains, qui savaient qu’elle était perdue mais qui ne la continuaient pas moins. Ellsberg avait considéré de son devoir moral et politique de partager ce qu’il savait avec ses compatriotes, qu’il commettrait un crime capital si au contraire il n’en faisait rien. Il est tout à fait probable que c’est à son imitation que le ou les lanceurs
d’alerte derrière les dernières fuites ont agi. On dirait qu’ils l’ont fait pour lui rendre hommage, lui en proie à un cancer dans sa phase terminale. Les honneurs pourtant n’ont pas manqué à cet homme, auquel a été décerné le prix Nobel alternatif (Right Livelihood Award) ainsi que le prix Olof Palme pour humanisme et pour bravoure, pour ne parler que des récompenses les plus connues. Il est le personnage principal d’un film de Stephen Spielberg intitulé «The Pentagone Papers», fameux comme le sont quasiment toutes les œuvres de cet auteur. Ellsberg n’a jamais été condamné, ayant gagné son procès, où pourtant il faisait face à de lourdes accusations, dont celle d’espionnage. Il est l’auteur de plusieurs livres, un militant infatigable de la démocratie, de la paix et de la liberté dans leur vérité.