Lorsque le 25 juillet dernier, le président tunisien Kaïs Saïed avait suspendu le Parlement et renvoyé le gouvernement, après des mois de blocage politique, la première question qu’à peu près tout le monde s’était posée ne portait pas sur les conséquences susceptibles d’en découler, mais sur la définition même de ce qu’il se produisait. De quoi s’agissait-il en l’occurrence, s’était-on d’abord demandé, d’un coup d’Etat ou de quelque chose d’autre, d’un acte d’autorité par exemple, d’une reprise en main de la part de la plus haute autorité du pays ? Le seul fait que l’on se soit posé cette question prouve que la nature de l’événement n’était pas par elle-même évidente. En Tunisie, d’ailleurs, il n’y a toujours pas de consensus à son sujet. Ceux qui en ont fait les frais le qualifient plus que jamais de coup d’Etat, et ceux qui lui ont apporté leur soutien s’opposent toujours à ce qu’il soit ravalé à ce niveau. A l’heure où ces lignes sont écrites, on peut jusqu’à un certain point en dire autant de ce qui se passe au Soudan, même si là il semble qu’on soit en terrain connu.
Lorsqu’il est rapporté des choses comme l’arrestation du Premier ministre, Abdellah Hamdok, d’un certain nombre de ministres, de dirigeants de partis, la fermeture de l’aéroport, et que la télévision nationale diffuse sans arrêt des chants patriotiques, on ne devrait même pas se demander à quoi a-t-on affaire dans ce cas précis, tant les faits sont en effet éloquents. Le coup d’Etat militaire se dénonce pour ainsi dire lui-même. Ici il n’y a pas de question qui vaille ; et pour cause, il n’y a que des réponses. Pourtant même ici, ce n’est pas si simple de s’y reconnaître. Premier point : pour parler de coup d’Etat militaire, encore faut-il que les militaires ne soient pas déjà au pouvoir. Or les militaires soudanais sont déjà la composante principale d’un pouvoir qu’ils font semblant depuis le début de partager avec des civils. Deuxième point : le régime mis en place à la suite du renversement par l’armée de Omar el Bachir en 2019 est toujours un régime transitoire. L’armée y détient la part du lion. Troisième point : si les civils étaient en capacité d’évincer les militaires, ils n’auraient pas manqué de le faire dans le cours de ce qu’ils appelaient et appellent encore la révolution, et qui à
l’évidence n’en était pas une. Cette révolution est si peu faite qu’elle reste à faire. Le compromis passé en 2019 était appelé dès le départ à évoluer au profit de l’une des composantes, un processus obéissant en dernier ressort au rapport de force entre elles. Quatrième point : du côté des civils, la diversité des opinions, des idéologies, des partis et des intérêts, étant la caractéristique principale, ils n’auraient pas pu ne serait-ce que se présenter sous la forme d’un groupe unifié s’il n’y avait pas en face l’armée pour les forcer à tenir la bride haute à leurs désaccords. Reste maintenant l’autre acteur, la rue, qui au Soudan n’est pas seulement une masse de manœuvre aux mains de l’un des deux camps, ni des deux à tour de rôle. Les deux ont voulu ces derniers temps la mettre à contribution alors que leurs différends s’exacerbaient et que la rupture menaçait. Le fait est qu’elle a répondu plus fortement aux sollicitations des civils que des militaires, qui cependant ont montré qu’ils y comptaient des sympathisants. Voilà autant de raisons incitant à la circonspection dans le jugement, à l’imitation de celle dont beaucoup avaient fait preuve devant les développements récents en Tunisie.