Dans tout autre pays que la Turquie, et avec un tout autre président qu’Erdogan aspirant à sa réélection, une inflation à plus de 50 % avant et pendant la campagne électorale, et bien sûr aussi après elle, les chances de réussite devraient être nulles. La messe devrait être dite dès le début de la compétition, à la limite quel que soit le ou les rivaux du président sortant. Mais pas en Turquie ou avec un bilan économique assez désastreux – il est vrai seulement au cours de ces dernières années, la longue période de règne d’Erdogan ayant connu des phases de prospérité –, il faut attendre non seulement le déroulement des élections générales, présidentielle et législatives, mais l’annonce de leurs résultats pour connaître le sort immédiat du président turc, le deuxième grand personnage de la Turquie moderne après Atatürk. Au fond, Erdogan n’a qu’un seul défaut, c’est d’être islamiste, encore qu’on ne puisse dire qu’il ait été mené par lui. A preuve, la laïcité toujours bien réelle de l’Etat turc. Ses adversaires lui reprochent tout, mais pas celui d’avoir attenté à ce principe kémaliste par excellence.
L’islamisme d’Erdogan a consisté essentiellement à rendre Sainte-Sophie au culte musulman. S’il avait été un dictateur, on n’attendrait pas jusqu’à la dernière minute pour savoir s’il est toujours président ou s’il ne l’est plus. Il n’en reste pas moins qu’avoir contre soi 50 % d’inflation, c’est en principe se mesurer à plus fort que soi, c’est courir au-devant d’une défaite certaine. Logiquement Erdogan devrait céder sa place à son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, même si ce n’est pas ce dernier qui le cas échéant l’aura vaincu. Aux Etats-Unis, l’inflation est 10 fois inférieure à ce qu’elle est en Turquie. Elle est pourtant au centre des préoccupations de l’administration Biden, qu’on voit faire tout depuis quelques mois pour la ramener à un niveau supportable pour le consommateur américain. L’administration américaine lutte contre l’inflation avec une politique agressive de hausse des taux d’intérêt, que rien n’arrête pas même la faillite de banques, trois jusqu’à présent, la dernière s’étant produite au début de ce mois, faillites dont on s’accorde à dire qu’elles sont dues pour l’essentiel aux hausses successives de la Fed de son taux directeur. Une politique à laquelle Erdogan n’aurait probablement jamais recouru, car il en était l’ennemi déclaré. L’administration Biden lutte contre l’inflation avec la conviction que si l’élection présidentielle se déroulait aujourd’hui, elle serait perdue par elle. Il se trouve que cette élection n’est pas pour demain, mais dans plusieurs mois. Si l’inflation aux Etats-Unis était seulement de 10 % à l’approche de la présidentielle, Joe Biden serait assuré d’être battu par n’importe qui se présentant contre lui, Donald Trump ou quelqu’un d’autre. On peut donc dire que dans ce pays, et sans doute dans beaucoup d’autres en Occident, on ne peut pas gagner si on est confronté à une forte inflation. A cela une raison profonde, une raison de classe : la paupérisation des classes moyennes tout au long de ces dernières décennies de mondialisation, de désindustrialisation, de destruction de l’emploi et de baisse de niveau de vie. C’est dans ce contexte que le retour de l’inflation dans la foulée de la pandémie a été ressenti comme quelque chose d’intolérable. En Occident tout au moins, l’inflation actuelle ne procède pas d’une inflation qui pendant assez longtemps a été faible mais de la déflation, c’est-à-dire du contraire de l’inflation. La baisse des prix a été continue depuis la crise financière de 2008, puis brusquement les prix ont inversé leurs cours, renouant avec la hausse, et plus que tous, ceux des produits de première nécessité.