Si le rapprochement entre l’Egypte et la Turquie aboutissait, et cette hypothèse est la plus forte, il y aurait des conséquences sur au moins trois plans : à l’est de la Méditerranée, dans le partage des ressources que recèle la mer, en matière d’hydrocarbures notamment ; en Libye évidemment, mais aussi dans les deux pays concernés. Il peut y en avoir d’autres, et en premier lieu en Tunisie, du fait de la prédominance d’Ennahdha dans l’Assemblée, une exception dans la région, ce qui d’ailleurs se trouve au cœur de la crise que traverse ce pays. Avec l’arrivée des islamistes turcs au pouvoir, et surtout en raison de leur capacité à s’y maintenir, au point que leur règne semble aujourd’hui être seulement à ses débuts, pour les islamistes du monde arabe, la Mecque n’est plus en Arabie saoudite, mais à Ankara, où ils vont prendre les avis du calife ottoman, il est vrai non déclaré comme tel, le président Erdogan. C’est aussi le cas des islamistes algériens, sauf qu’ils le font avec discrétion. C’est pour avoir fait ce voyage en tant que président du Parlement tunisien que Rached Ghannouchi a fait l’objet d’un vote de défiance il y a quelque temps. Une procédure qui certes n’a pas abouti, mais dont rien ne dit qu’elle ne se renouvellera pas dans un avenir proche.
En Turquie, les premiers effets de ce rapprochement avec l’Egypte, lequel pourtant n’en est qu’à ses débuts, se fait déjà ressentir, avec le conseil donné aux médias égyptiens installés dans ce pays de modérer leurs critiques envers Le Caire. Comme on voit mal ce que ces journaux, radios et télévisions pourraient faire pour rendre ces attaques acceptables pour Le Caire, autrement dit compatibles avec l’objectif que s’est fixé Ankara de se réconcilier avec Le Caire, le plus probable est qu’ils ne vont pas tarder à recevoir l’ordre de mettre fin à leur activité. D’autant plus que c’est seulement à ce prix que l’ambassade turque au Caire sera autorisée à rouvrir. Il n’en reste pas moins que c’est en Libye que ce rapprochement sera le plus conséquent, puisqu’il devrait se traduire par le retrait des forces envoyées par la Turquie en appui au gouvernement d’union nationale, lequel d’ailleurs a cessé d’exister. La Libye et les Libyens en tireront sans doute le plus grand bénéfice. En Tunisie, la réconciliation en cours entre l’Egypte et la Turquie ne serait pas sans affaiblir Ennahdha, et par contrecoup sans aider le président Saïed dans son dessein de réforme constitutionnelle. Tout ce qui tend à isoler Ennahdha dans la région est pain béni pour lui. Celle-ci y comptait deux amis, le Qatar et la Turquie, très hostiles alors à l’Egypte, l’ennemi commun. Or voilà que le premier s’est déjà réconcilié avec l’Egypte et que l’autre ne demande qu’à faire de même. La réconciliation, comme tout dans ce bas monde, a un prix, qu’elle aurait sans doute à payer en même temps que les islamistes égyptiens exilés en Turquie. C’est à l’est de la Méditerranée que se trouve l’explication du changement de cap de la Turquie dont ses alliés arabes seraient les premiers à faire les frais. Appuyée en cela à la fois par les Européens et les Américains, les Grecs ont conçu le projet de s’arroger l’essentiel des ressources de la mer dans cette partie de la Méditerranée, pour ne lui laisser que des clopinettes. Lorsqu’elle a voulu se défendre contre l’appétit dévorant grec, avançant pour cela des arguments tout ce qu’il y a de plus probants, elle n’a trouvé personne en Occident pour reconnaître ses droits. Il ne lui restait plus qu’à se tourner vers l’Egypte, elle aussi concernée par ce partage, qui à sa différence est un acteur écouté, outre qu’au plus fort de leur désaccord, elle s’est montrée disposée à faire droit à ses doléances.