Alors qu’il n’est question ces derniers jours que du complet retrait des forces ukrainiennes de ce que tout le monde appelle Bakhmout et dont le nom russe est Artyomovsk, forces menacées d’encerclement sur tous les côtés, voilà que le commandement ukrainien se résout à tout autre chose, à envoyer au contraire des renforts pour tenir coûte que coûte la position, dont le ministre américain de la Défense vient justement de dire qu’elle n’est pas stratégique. Le patron et fondateur du groupe Wagner, le désormais fameux Evgueni Prigojine, qui s’est juré de remporter là sa première victoire, qui d’ailleurs se voit tout près d’y parvenir, a déclaré, il y a encore peu, que les Ukrainiens défendraient Bakhmout jusqu’au bout, voulant sûrement dire jusqu’au dernier de leurs combattants déjà engagés dans la bataille. Bien qu’en disant cela Prigojine ne semble penser qu’à ces derniers, excluant la venue de nouvelles unités, il n’est pas en désaccord avec le commandement ukrainien, qui comme lui en effet attribue à la position une valeur stratégique, à la différence de Lloyd Austin, pour qui son occupation par les Russes ne changerait pas fondamentalement le cours de la guerre.
En fait, depuis que cette bataille a commencé, il y a maintenant sept mois, la question n’a cessé de se poser de savoir si Bakhmout avait une valeur stratégique ou seulement une valeur symbolique. Apparemment cette question se pose toujours, alors même que la bataille se termine, ou alors est près de se relancer, selon que les renforts annoncés par Kiev arriveront ou non sur place. En règle générale, une bataille n’a qu’une valeur symbolique pour le camp qui l’a perdue ou est en train de la perdre, mais une valeur stratégique pour le camp en train de la remporter. Mais à moins que son enjeu soit Kiev ou une autre place forte, une bataille qui commence ou qui est rapidement gagnée ou perdue n’est en soi ni stratégique ni symbolique. On se demande si elle est d’abord l’un ou d’abord l’autre une fois qu’elle s’est installée dans le temps. Si les Ukrainiens ont choisi de sauver une position qu’ils étaient en train de perdre, après avoir longtemps hésité sur le parti à prendre, il faut croire qu’à leurs yeux elle a fini par revêtir une valeur stratégique, même si tel n’avait pas été le cas à ses débuts. Il y a quelques jours, le président ukrainien disait que Bakhmout serait défendue mais pas à n’importe quel prix, pas jusqu’à la déraison, pas jusqu’au suicide. Il faut donc croire que lui aussi a évolué sur la question. Bakhmout a maintenant pour lui plus d’importance qu’elle n’en avait il y a quelques jours seulement, puisqu’il vient d’ordonner l’envoi de renforts. Maintenant, il est tout à fait possible que ce ne soit pas par elle-même que Bakhmout est importante, mais par le calendrier qu’elle permet de tenir. Les Ukrainiens, comme les Russes d’ailleurs, se préparent à une offensive peut-être décisive, dont l’heure n’est pas encore arrivée. Pour eux, tenir Bakhmout encore quelque temps est ce qu’il y a lieu de faire pour garder le front en l’état jusqu’au lancement de l’offensive. Mais il peut y avoir une deuxième explication. Les Ukrainiens dépendent en tout de leurs alliés. Ils ne tiendraient pas longtemps sans leur soutien. Ils ont peur qu’en perdant pied quelque part, leurs alliés commencent à voir en eux des perdants, et se mettent à moins les aider, estimant que cela de toute façon ne servirait pas à grand-chose.
