Située à Benazzouz, dans la wilaya de Skikda, la briqueterie fondée par la famille Benamara pourrait fermer définitivement dans quelques mois. Une situation due à l’impossibilité d’accéder à l’argile, matière première essentielle pour produire des briques, imposée par des tergiversations bureaucratiques.
Par Mehdi Mourad
Benazzouz, petite commune agricole de la wilaya de Skikda, compte quelques unités industrielles. La plus ancienne est certainement la briqueterie Benazzouz que ses fondateurs ont choisi de baptiser du nom du village. Mais les jours de cette usine sont comptés. Son directeur général, Loutfi Benamara, lutte au quotidien pour maintenir la production et préserver les 85 emplois directs et autant d’emplois indirects. «Cette briqueterie, nous l’avons bâtie à la sueur du front et à la force des bras», dit-il avec fierté. Issu d’une famille d’industriels dans l’agroalimentaire, Loutfi Benamara s’est lancé dans ce domaine en 1992 après avoir obtenu l’autorisation d’exploitation d’un gisement d’argile. L’usine a donc été installée à proximité de ce gisement. Mais il a fallu déployer des efforts colossaux durant cinq longues années pour que la briqueterie soit opérationnelle.
Naissance au forceps
«Dans cette partie du village, il n’y avait aucune habitation, pas d’activités, rien. C’était une période très difficile à cause de la situation sécuritaire. L’insécurité régnée dans la région, Il nous arrivait de travailler pendant une semaine et de quitter les lieux pendant deux mois. Un jour, le chantier de l’usine a été le théâtre d’un accrochage entre les services de sécurité et les terroristes. Le danger était tel que nous avions dû abandonner nos véhicules pour fuir par les collines. Nous avons mis 5 années à bâtir l’usine. Le matériel est resté en souffrance sur le chantier car il était impossible pour le fournisseur espagnol d’envoyer les ingénieurs et les techniciens afin de monter la briqueterie pour des raisons de sécurité. L’unité a finalement été achevée en 1997. Voir les premières briques sortir du four a été un véritable soulagement», explique Loutfi Benamara. Avec une production de 120 000 tonnes/an briques conventionnelles et de hourdis, la briqueterie Benazzouz est devenue très vite un acteur important dans le domaine des matériaux de construction dans la région de Skikda. Des produits qui se vendent également dans les wilayas d’Annaba, Tarf et Guelma. Les principaux clients sont les entreprises de construction engagées dans les programmes de réalisation publics de logements ainsi que les particuliers.
Four inextinguible
Fabriquer des briques est une activité complexe, qui exige de la patience et un engagement quotidien. Loutfi Benamara parle avec passion de son métier de briquetier. «A la base, il faut de l’argile. Pour l’utiliser, la terre doit subir plusieurs cycles de préparation», note-t-il. Après extraction, les techniciens procèdent à la phase de pourrissement qui consiste à mouiller l’argile afin d’en retirer toutes les impuretés, notamment les gaz. «La période de pourrissement peut durer jusqu’à deux années. L’argile ainsi obtenue est ensuite broyée, passée au tamis puis malaxée avant d’être placée au repos dans des silos pour en extraire l’excédent d’eau. Cette matière peut ensuite être injectée dans les machines de moulage qui vont former les briques. La chaîne de production est totalement automatisée. Après le façonnage et découpage, les briques sont disposées dans des chariots qui sont dirigés vers le séchoir qui fonctionne grâce à de l’air chaud provenant du four. Vient ensuite la phase de cuisson dans un four de 90 mètres de long. A l’intérieur, les briques sont soumises à plusieurs niveaux de température, de 220 à 900° Celsius, pour assurer une cuisson. C’est en sortant du four que les briques prennent cette couleur rouge qui les caractérisent», souligne Loutfi Benamara. Il est important que le four d’une briqueterie ne doit jamais s’éteindre, car il risque de s’effondrer. «Un four, dès qu’il est mis en fonction, doit rester allumé en permanence, auquel cas il peut subir des dégâts irréversibles et deviendra inexploitable», insiste le patron de la briqueterie Benazouz. Cette contrainte, la direction a dû la gérer au début de la pandémie de coronavirus. «Nous avons arrêté la production durant quatre mois à cause du Covid-19, nous avions préféré prendre des dispositions pour éviter de mettre nos employés en danger. Le four a donc été mis en veilleuse, il ne fallait surtout pas l’éteindre pour éviter qu’il s’effondre».
Deux poids, deux mesures
En réalité, ce que redoute le plus Loutfi Benamara ce n’est pas l’effondrement de son four, mais la disparition de son usine. «C’est un véritable drame car le gisement mitoyen à l’unité est sur le point de s’épuiser», lâche le patron de la briqueterie Benazzouz. Il revient longuement sur les tracasseries bureaucratiques qui l’empêchent d’accéder à cette précieuse matière première. «Lors de la création de l’usine, la Direction générale des forêts (DGF)de la wilaya de Skikda nous avait accordé un droit d’exploitation sur une superficie de 90 hectares. Il faut savoir que plupart des gisements d’argile se trouvent en milieu forestier. Mais en 2001, la DGF nous a retiré 70 hectares sous prétexte que l’exploitation est désormais soumise à un arrêté wilayal. A l’époque, le wali de Skikda était venu sur les lieux et s’était engagé à nous permettre d’exploiter cette superficie par tranche de 20 hectares. Finalement, ce processus n’a pas pu être mis en œuvre car il s’est avéré que le terrain en question faisait l’objet d’un litige entre la DGF et des propriétaires terriens de la région. Donc nous avons dû nous contenter des 20 premiers hectares. Mais les choses se sont compliquées lorsque l’arrêté wilayal a été abrogé lors de l’institution du permis minier. Avec cette nouvelle procédure nous n’avions plus droit qu’à 10 hectares auxquels il a fallu retirer 3 hectares qui constituent l’assiette de terrain sur laquelle la briqueterie a été bâtie», rapporte Loutfi Benamara. Malgré les engagements des responsables locaux, il lui sera impossible d’obtenir une extension du gisement initial. Il décide alors d’aller prospecter dans la wilaya d’Annaba, frontalière avec la commune de Benazzouz. «En 2016, nous avons déposé un dossier auprès de l’Agence nationale des activités minières (Anam) pour obtenir une parcelle de 8 hectares à Dahset Ramoul, une localité situé dans la commune de Treat. Nous avions obtenu un premier avis favorable. Finalement, notre dossier a été rejeté sans aucune explication, alors que nous répondions à tous les critères, à commencer par celui d’exploitant d’une unité en cours de production. Ce statut nous confère le droit d’obtenir un permis d’exploitation», insiste-t-il. Un autre opérateur, qui ne possède pas d’unité de production, a demandé lui aussi une parcelle dans la même zone. Fait étonnant, cet opérateur a obtenu les 6 hectares alors qu’il ne produit rien. «C’est une situation aberrante puisqu’il a obtenu cette parcelle dans le cadre d’une opération de gré à gré, alors que ce processus n’est possible que pour les exploitants. Sincèrement, je ne comprends pas pourquoi mon dossier a été rejeté alors qu’il répond à tous les critères et que celui d’une personne qui n’a aucune activité dans le domaine a été accepté. Le pire dans cette histoire, c’est que cette personne n’a toujours pas exploité ce gisement». LoutfiBenamara a saisi les walis d’Annaba et de Skikda afin qu’ils interviennent pour lui permettre d’avoir accès à l’argile.
Gaz, électricité et fibre optique
Des problèmes, la briqueterie Benazzouz en subit quotidiennement. Outre le tarissement du gisement d’argile, la direction doit faire face à la disponibilité du gaz, énergie qui alimente le four. «Il faut savoir que l’énergie est un élément essentiel dans notre activité industrielle. Aujourd’hui encore, les fours sont alimentés avec du gaz propane que nous ramenons avec des camions-citernes. Le fait de stocker du gaz propane sur notre site dans des citernes comporte également un risque que nous devons gérer. En 2017, la Sonelgaz nous avait proposé d’alimenter la briqueterie en gaz naturel, mais la réalisation du réseau était hors de prix. Imaginez, 90 millions de dinars pour un raccordement en gaz. Nous ne pouvions pas nous permettre de mettre la somme de 9 milliards de centimes, c’est trop pour la trésorerie de notre entreprise».
Les coupures récurrentes
d’électricité perturbent également les cycles de production et imposent de faire tourner l’usine avec des groupes électrogènes. Ce n’est pas tout, la briqueterie est également «déconnectée» sur le plan des télécommunications. «En 2011, Algérie Télécom a fait retirer la ligne téléphonique en cuivre pour lancer un projet de remplacement par de la fibre optique. Sauf que depuis dix ans, cette fameuse fibre optique n’est toujours pas arrivée jusqu’à notre usine. Après de multiples réclamations, Algérie Télécom a fini par nous dire de ramener nous-mêmes la fibre optique, ce qui est inconcevable», fait remarquer Loutfi Benamara. Depuis 2011, la briqueterie n’a ni téléphone ni Internet. «Le problème, c’est qu’en plus du téléphone nous sommes privés de connexion internet, alors que la majorité de nos machines sont connectées et peuvent être gérées à distance. En cas de panne, les ingénieurs espagnols peuvent intervenir sans même se déplacer. Mais l’absence d’Internet nous prive de ce service précieux. Le souci se pose également en matière de communication mobile car la couverture des trois opérateurs est très mauvaise dans cette zone».
Coups de marteau
Loutfi Benamara reconnaît également que la crise économique et la crise du Covid-19 ont eu un impact sur son activité. Le ralentissement des projets dans le secteur BTPH, où il compte ses principaux clients, a conduit à une baisse des volumes des ventes et fait chuter le prix de ses produits. «Nous travaillons pratiquement à perte. De plus, nous subissons l’impact de la dévaluation du dinar puisque certains des éléments de notre usine sont importés, notamment les pièces d’usure. Toutes les briqueteries sont confrontées à cette problématique. En fait,
30 % des pièces sont fabriquées ici en Algérie et le reste est importé», note-t-il. A titre d’exemple, le directeur général de la briqueterie Benazzouz présente des marteaux de broyage, sorte de gros sabots métalliques qui permettent de réduire en poudre les blocs d’argile. «Nos machines usent un nombre considérable de marteaux, généralement chaque pièce a une durée de vie d’environ cinq jours car l’argile locale est très abrasive. Nous consacrons un budget de 25 millions de dinars par an pour
l’achat de ces marteaux. Malheureusement, nous les importons à raison de 55 euros l’unité. Actuellement, nous importons ces pièces de Tunisie auprès de petites unités qui travaillent de façon traditionnelle. Ils ont la volonté et le savoir-faire, choses qui nous manquent parfois en Algérie. Nous avons néanmoins prospecté à travers l’Algérie pour intéresser des fonderies, publiques et privées, mais sans succès. Pourtant, cette activité peut représenter un marché très intéressant pour des industriels locaux, car ces pièces d’usure sont utilisées pour le broyage par les briqueteries, les cimenteries et les carrières d’agrégats. A mon avis, ce marché représente au moins 4 millions d’euros d’importation annuellement», constate Loutfi Benamara.
Briques pleines
L’ensemble des problèmes qu’il subit au quotidien, à commencer par cette quête d’un nouveau gisement d’argile, n’altère en rien la détermination de Loutfi Benamara. En véritable battant, il se dit optimiste quant à la possibilité de dépasser les blocages actuels. A ce titre, il met en avant le rôle essentiel de la Confédération générale des entreprises algériennes (Cgea) qui lui apporte son soutien depuis plusieurs mois. «Nous avons la chance d’être membre d’une organisation patronale pleinement engagée aux côtés de notre entreprise. Madame Saïda Neghza, sa présidente, a su défendre notre dossier auprès des autorités compétentes. Nous espérons donc un règlement dans un proche avenir», reconnaît-il.
A l’avenir, Loutfi Benamara compte miser sur le développement de la production de briques pleines. En fait, tout est parti d’un constat à l’occasion d’un voyage en Espagne. «J’avais constaté qu’il y avait des stocks énormes de briques pleines à cause de la crise économique et j’ai vu que certains importateurs algériens ont fait en sorte d’en ramener en grandes quantités. C’est absolument absurde d’arriver à cette situation, c’est un produit que nous pouvons fabriquer très facilement». L’avantage de cette brique c’est que le coût de transport est relativement bas à cause de son volume. «Il est plus avantageux de fabriquer de la brique pleine, même si nous avons besoin de quelques additifs pour obtenir certaines couleurs. C’est un produit très esthétique et facile à utiliser. Nous devons juste promouvoir les qualités de ce produit», ajoute-t-il. Loutfi Benamara attend juste
d’avoir accès à un nouveau gisement d’argile. Une fois cette problématique réglée, il pourra alors s’attaquer au challenge de la brique pleine.
M. M.