En faisant l’annonce d’une opération militaire au nord de la Syrie contre les organisations kurdes syriennes, dans lesquelles elle-même voit un prolongement ou une émanation du PKK turc, la Turquie a presque réussi à faire oublier que cette opération spéciale de son cru était en fait déjà lancée, sauf qu’elle n’en était qu’à sa phase préliminaire. Après les travaux de terrassement en cours, à coups de canons et de raids aériens dans la profondeur syrienne, devrait venir l’invasion terrestre, dont en revanche elle se garde bien d’annoncer le début. Le public ayant le regard tourné vers celle-ci et ne la voyant pas arriver a perdu de vue qu’en réalité les hostilités avaient déjà commencé depuis une semaine déjà, et qu’il y avait des morts et des blessés des deux côtés, bien qu’il y en ait davantage du côté syrien. Si la Turquie en même temps qu’elle pilonnait ses objectifs à la fois en Syrie et en Irak, avait concentré des forces à ses frontières avec l’un ou l’autre de ces pays, ou avec les deux à la fois, le doute alors ne serait pas permis. Or jusqu’à présent rien de tel n’a été rapporté.
Il est vrai que les Turcs ont une façon bien à eux d’entrer en guerre, très différente en tout cas de celle des Russes, que leur président a évoquée, il n’y a pas longtemps, parlant d’ailleurs non pas aux Kurdes mais aux Grecs, et qui consiste à surprendre l’ennemi, en fondant sur lui une nuit qu’il ne s’y attend pas du tout. Pas étonnant donc que les Turcs soient déjà à l’œuvre, en train de réaliser les objectifs qu’ils s’étaient fixés, sans doute bien avant l’attentat d’Istanbul, tout en ayant l’air de ne s’être encore décidés à rien. C’est que là où ils veulent tant aller, et depuis si longtemps, se trouvent deux puissances, et non des moindres, puisqu’il s’agit de la Russie et des Etats-Unis, dont ils ne savent pas avec précision quelles seront le moment venu les réactions – c’est-à-dire à leur invasion soit de la Syrie seule, soit de la Syrie et de l’Irak en même temps, soit à des moments différents. Les Russes comme les Américains ont bien dit qu’ils comprenaient leurs soucis sécuritaires, mais c’est pour ajouter aussitôt qu’ils désapprouvaient le recours à la force pour y remédier. Cependant, si la Turquie discutait l’affaire avec Damas avant de s’y mettre, la Russie pourrait peut-être fermer les yeux sur la violation du territoire syrien qu’elle est tout de même en train de méditer. Voilà une condition russe que la Turquie serait pour sa part prête à satisfaire, si elle ne savait pas qu’elle était de nature à rendre les Américains encore moins coopératifs, bien plus imprévisibles qu’ils ne le sont déjà. Le vrai problème en l’occurrence, ce ne sont pas les Russes qui le lui posent, mais les Américains, portés à voir dans les Kurdes des frères d’armes, pour avoir combattu à leurs côtés dans la guerre contre Daech. Les abandonner juste au moment où la Turquie entend éliminer définitivement la menace qu’ils représentent pour elle, ce serait du plus mauvais effet à l’intérieur des Etats-Unis, où les Kurdes ne sont pas sans compter des amis. Toutes ces incertitudes, à la fois côté russe et côté américain, même si c’est de ce dernier qu’elles sont le plus prononcées, expliquent que les Turcs attaquent mais sans y aller de toutes leurs forces. Pourtant leur président a réussi le coup de force d’être en bons termes aussi bien avec les uns qu’avec les autres. Il devrait avoir déjà obtenu la garantie qu’ils le laisseraient faire, d’autant qu’ils disent tous comprendre en l’espèce ses motivations.