Près de deux semaines après que l’ARP a accordé sa confiance au large remaniement opéré par Hichem Mechichi dans son équipe gouvernementale, les ministres concernés, au nombre de 11, ne se sont toujours pas présentés au palais de Carthage pour prêter serment devant le président Saïed. Ainsi en effet le veut une tradition dont jusque-là cependant on n’aurait pas pensé qu’elle pût être à ce point cruciale. En Tunisie comme ailleurs, il y a le texte constitutionnel mais il y a aussi les lectures qu’on peut en faire. A la fois celles qu’il autorise dans sa lettre et celles qu’il n’autorise pas. Sans même parler de celles qu’il n’exclut pas expressément, et qui par la force des choses sont bien nombreuses que les premières. Un exemple vaut mieux qu’on long développement. La Constitution de 2014, en quoi d’ailleurs elle n’innove guère, fait obligation à tout gouvernement d’obtenir la confiance du Parlement avant de se mettre à la tâche. Elle ne lui spécifie pas qu’il doit rechercher la même approbation lors d’un remaniement, large ou étroit. Seulement elle ne lui dit pas non plus qu’il n’y est pas tenu. C’est précisément par cet interstice, par ce vide, que personne n’aurait songé à combler au moment où s’écrivait la Constitution, que s’est glissée la règle lui faisant un devoir de redemander la confiance de l’Assemblée pour chaque ministre parti et remplacé.
Ainsi donc, le texte, pour figé dans sa lettre qu’il soit, n’en a pas moins subrepticement évolué. Le poète l’a déjà dit, qui une fois de plus a eu raison : les écrits aussi évolueront. De là l’absurdité de la plénière du 26 janvier dernier où le gouvernement Mechichi remanié a dû solliciter 11 fois la confiance et l’obtenir 11 fois. On angoisse à l’idée de qui se serait passé si un seul de ces votes lui avait manqué. Mais passons. Son remaniement aurait concerné non pas 11 mais 20 portefeuilles, c’est de 20 votes de confiance qu’il aurait eu besoin. Lorsqu’il s’était présenté pour la première fois devant l’Assemblée, il y a de cela quelques mois, un seul vote lui avait pourtant suffi. L’ARP, sous la férule de Rached Ghannouchi, s’est vite transformée en une sorte de Congrès américain dont dépend le sort final d’une nomination faite par le président des Etats-Unis lui-même. On voit aujourd’hui s’affirmer une lecture toute différente du même texte, et qui elle donne en ces matières la primauté non pas au président de l’Assemblée mais au président de la République. En vertu d’elle, il ne sert à rien d’obtenir la confiance de l’Assemblée si celui-ci vous interdit de vous présenter ensuite devant lui pour prêter serment. Il se trouve que Saïed n’a guère évolué sur ce point. Si quelqu’un doit faire un effort d’adaptation, c’est Mechichi, et à travers lui, Ghannouchi. Trois possibilités se présentent. Premièrement, Mechichi passe outre la prestation de serment dans son ensemble, considérant contre l’avis du président qu’elle n’est en réalité d’aucune utilité. Deuxièmement, il remercie les ministres contestés par le président dans le but de débloquer la situation. Ou alors il les fait démissionner, mais cela revient au même. Troisièmement, il donne sa propre démission, et par là même celle de son gouvernement. Il existerait bien, du moins en théorie, une quatrième solution, ce serait que ce soit le président lui-même qui démissionne. Mais elle n’a été envisagée ici que pour qu’on soit certain que rien n’a été oublié, le président ne trahissant en réalité aucune intention de ce genre. Laquelle des quatre prévaudra ? Les paris sont ouverts. Une chose est toutefois certaine : aucune ne fera faire l’économie d’une révision de la Constitution. Ce qui justement est le but recherché par le président Saïed.