Si tous ceux qui de ce côté de la mer avaient la possibilité de s’installer en Europe, ou quelque part ailleurs dans un pays riche, nul doute que le déclin démographique, le véritable appel d’air à la base du phénomène migratoire, serait de ce côté-ci de la mer et non pas de l’autre. Le déclin démographique, comme la plus-value chez Marx, est de deux
sortes : absolu et relatif. Il est absolu, si la population diminue de façon constante et inexorable. Il est relatif, si son économie manque de bras et de compétences, et qu’il lui faut en faire venir sans cesse de l’étranger. Les deux à la fois, s’il n’y a pas suffisamment de naissances et que l’économie est néanmoins dans une phase d’expansion. Le déclin démographique est une maladie incurable sans afflux d’étrangers et de sang nouveau. C’est aussi une sorte de maladie honteuse : un pays qui en est affligé voudrait dans la mesure du possible la garder secrète. D’une part parce que ce n’est pas flatteur pour sa population de ne plus être capable d’assurer ne serait-ce que sa reproduction simple, comme dirait Marx, et de l’autre parce qu’un tel aveu l’exposerait au danger d’envahissement par toutes les particules libres humaines qui au sud de la planète n’attendent qu’un prétexte de converger de toutes parts vers un point particulier situé au nord.
Le phénomène migratoire est une sorte de compromis historique entre les pays excédentaires en termes de population, et les pays déficitaires sous ce même rapport. Ce compromis est particulier en ce qu’il fonctionne à l’imitation de la sélection naturelle. Les termes de l’accord tacite entre les protagonistes de cette tragi-comédie sont les suivants : les pays vieux et riches prennent des mesures draconiennes contre l’immigration illégale, non pas toutefois pour l’endiguer complètement, vu qu’ils en ont un besoin vital, mais pour la réguler, c’est-à-dire éviter d’être submergés par ses vagues successives. Il faut que chaque année une fraction seulement des migrants parvienne à passer les barrières de toutes sortes, humaines et naturelles, dressées sur son chemin, et que les autres soient refoulés, pour autant qu’ils n’aient pas péri en chemin. La sélection naturelle, de même que le tirage au sort, a ses inconvénients et ses avantages. Principal inconvénient : son coût humain. Nécessairement important, autrement la sélection naturelle aura été inefficiente. Principal avantage : les plus aptes en quelque sorte, ou seulement les plus chanceux, auront surmonté les périls du voyage. Il faut pourtant que les avantages de ce compromis non écrit l’emportent sur ses inconvénients. La harga depuis nos côtes se tarirait si tous ceux qui tentent leur chance ou le diable se noyaient. Le seul fait qu’elle se poursuive est la preuve qu’elle réussit plus souvent qu’elle n’échoue. Ce qui tend aussi à le prouver, c’est que maintenant ce sont des familles entières qui embarquent, alors qu’au début du phénomène, il n’y avait que les adultes mâles pour le faire. On ne parle que de ceux qui ont échoué, jamais de ceux qui ont réussi, sûrement en plus grand nombre que les premiers. Sans l’immigration illégale, les populations vieillies sont condamnés à une extinction naturelle aussi lente que certaine, celle qui est légale ne suffisant pas à enrayer leur déclin démographique ni à entretenir leur prospérité. Nulle part au monde, le vieillissement de la population n’est aussi marqué qu’au Japon. Un pays riche réfractaire par tradition à l’immigration, mais qui se sait dans l’obligation d’y recourir, seul moyen en effet qu’il lui reste d’éviter la disparition pure et simple.