Ce qu’on appelle familièrement harga chez nous est appelé immigration clandestine dans les pays de destination, et phénomène migratoire par les instances internationales vouées à son observation, aussi bien que par ceux, personnes et instituts, qui étudient ces flux humains tendus, contre lesquels on aura tout essayé mais sans succès. On les impute ordinairement soit à la misère soit aux guerres soit à des persécutions politiques à grande échelle. Il n y a rien de tel en Algérie, ni non plus chez nos voisins, même si bien sûr la pauvreté n’y est pas rare et que les libertés politiques n’y soient pas toujours exemplaires. Il n’y a pas si longtemps, les difficultés économiques et les contextes politiques étaient plus durs encore, pourtant l’émigration clandestine était alors inexistante. On sait maintenant que ce ne sont pas les plus pauvres qui prennent la mer sur des embarcations de fortune, mais des gens capables à la fois de se payer pour ainsi dire le ticket du voyage, et de subvenir à leurs besoins au terme de celui-ci, en attendant de s’assurer un revenu régulier. De tout temps, il s’est trouvé des aventuriers pour traverser la mer à fond de cale en compagnie des rats. Chacun a pu en connaître dans son entourage. C’est à des gens de cette espèce qu’a été donné en premier le nom de harrag. Le harrag d’aujourd’hui est lui aussi un clandestin, pas relativement aux conditions du voyage cependant ; il l’est par rapport à sa destination, une fois donc qu’il a touché terre de l’autre côté. Aucun harrag d’aujourd’hui ne le serait s’il pouvait voyager dans les règles, à la différence du harrag première manière, qui lui existera toujours, qui n’aime rien tant que faire parler de lui. Un trait commun avec son homologue d’aujourd’hui d’ailleurs que celui-là. En effet, si on parle de lui, c’est qu’il a été pris. Pour que le flux migratoire ne se soit pas arrêté, pour qu’il reprenne chaque année dès la fin des mauvais jours, il faut que le nombre de ceux qui ont réussi dépasse, et de beaucoup, le nombre de ceux qui ont péri en mer, ou qui seulement ont été interceptés dans les eaux territoriales de leur pays. On dit d’eux tous qu’ils déchirent en pleine mer les papiers trahissant leur origine. Ils n’attendraient même pas pour cela d’être arrivés à destination. De sorte que s’ils sont pris, on ne puisse les renvoyer nulle part sur terre. Voilà un point où ils se distinguent radicalement du harrag originel, qui lui ne commence pas par faire le sacrifice de sa nationalité. S’ils ne fuient ni la misère, ni la guerre, ni les persécutions, et qu’ils ne sont pas des aventuriers, que sont-ils ? Comment expliquer leur odyssée, leur folie ? De toute évidence pas par ce qu’ils laissent derrière eux, s’agissant des migrants algériens en tout cas, même si beaucoup s’ingénient à les dépeindre en désespérés à qui même la mort ne fait plus peur. S’ils bravent tous les dangers, c’est pour arriver là où ils estiment être leur véritable place dans le monde. Ce qui les attire irrésistiblement vers le vieux continent, c’est qu’il est vieux justement. Ou plutôt c’est qu’il est vieux et qu’il se dépeuple. Ce n’est pas l’Allemagne qui prend d’un coup un million de leur espèce qui va les convaincre du contraire, que cette fois-ci c’est bon, elle a fait le nécessaire pour enrayer son déclin démographique. Or ce qui est vrai d’elle est vrai pour tout le continent. Le vieux et riche continent manque de force vitale, les migrants courent lui en apporter, actionnés par une force qui les dépasse. Une partie du monde a un excès de natalité, une autre un déficit. Là où il y a un champ de forces et une différence de potentiels, il y a mouvement des particules libres du plus vers le moins. C’est une loi de la nature.
Mohamed Habili