Si Kaboul est prise, ou plus exactement reprise, le 11 septembre, il n’y aura pas que l’armée afghane pour subir une défaite aussi définitive que mémorable ; il y aura une victime pour ainsi dire collatérale : la réputation de l’armée américaine, dont elle est la créature, pour en subir un coup. Car il deviendra clair pour tout le monde, et d’abord pour le peuple américain, que son armée, la plus puissante au monde, a précipité son départ pour ne pas avoir à faire face aux Talibans une fois ces derniers aux portes de Kaboul, ce qui selon toute apparence ne saurait trop tarder maintenant. Ce scénario, qui est dans tous les esprits, n’offrira pas, certes, s’il se réalise, le même spectacle de panique irrépressible dans les jardins de l’ambassade américaine à Saigon en 1975, dans l’acte final de sa libération par les combattants vietnamiens. Mais ce sera seulement parce que les toutes les précautions auront été prises pour éviter que cela n’arrive une deuxième fois. La première chose que feront les Talibans quand ils entreront dans Kaboul, que ce soit ou non le 11 septembre, ce sera de faire la chasse aux «interprètes» afghans qui n’auront pas réussi à monter dans le dernier avion américain à décoller sans encombre, pour les massacrer.
L’hypothèse la plus forte, en effet, est que l’armée afghane se sera déjà rendue à ce moment. Il semble invraisemblable en tout cas qu’une armée ayant pactisé devant l’attaquant, quand elle ne s’est pas carrément débandée à sa vue, partout ailleurs dans le pays, n’ait fait ce choix que par calcul, que pour mieux livrer la mère des batailles, celle de Kaboul. Et l’emporter, faisant ainsi de ses dérobades antérieures un piège unique tendu à l’ennemi et visant à l’attirer dans un guet-apens : Kaboul, sa fin de course et son tombeau. On pouvait encore, il y a de cela quelque temps, supposer un coup de Jarnac de cette nature, ou du moins ne pas l’exclure, compte tenu notamment du rapport de force nettement en faveur des attaqués. Cela n’est plus possible aujourd’hui, même si le président afghan en appelle au sursaut, à la résistance, à la mobilisation générale, au sacrifice. En fait, tout le monde, les Américains tout les premiers, sont dans le coup d’après, dans l’après-chute de Kaboul. S’il y a résistance, ce sera sous forme de guerre civile. Les seigneurs de la guerre se rappellent au souvenir des Afghans depuis leur exil, au Pakistan ou ailleurs. Certains même se hâtent de retourner dans leurs fiefs. Cette guerre civile, ou plutôt ces guerres civiles n’auront en commun que la cible centrale, les Talibans, et leur théocratie insoutenable, où on a plus vite fait d’énoncer ce qui reste permis que ce qui ne l’est plus. Rien de cela n’est encore advenu que déjà les Britanniques, rejetant toute la faute sur les Américains, parlent de devoir retourner en Afghanistan si celui-ci redevient un repaire de terroristes internationaux voués à la planification d’attentats contre les démocraties et leurs alliés. Pour cela il faudrait néanmoins un nouveau 9/11, comme disent les Américains dans leur manie du raccourci. Les Talibans n’ont conclu un pacte de non-agression mutuelle qu’avec les Etats-Unis. Toutes les autres démocraties sont «fair game», des cibles licites, non interdites en vertu du pacte passé en février 2020 à Doha. Et ce, en l’absence de tout le monde, y compris du gouvernement afghan, ce qui à l’évidence n’est pas étranger à ce qui lui arrive en ce moment.