Voilà pour les sous-entendus cruels en filigrane dans ce discours par ailleurs parfaitement policé. Si Kissinger conseillait à son auditoire, bien plus large que celui qui se trouvait alors dans la même salle que lui, d’épargner la Russie qui était en train de perdre la guerre, c’est parce qu’il était tout aussi important de son point de vue de ne pas la pousser dans les bras de la Chine. Les Russes étant, expliquait-il, des Européens à 80%, la place naturelle de leur pays est dans le camp occidental, aux côtés des Etats-Unis mais évidemment sous leur coupe. L’Occident dans son ensemble commettrait une erreur stratégique s’il permettait à la Chine de transformer la défaite russe en Ukraine en une victoire pour elle. Or cette erreur serait en droit fil de la politique violemment antirusse de l’administration Biden. Ainsi parlait Kissinger il y a seulement quelques jours. Il y a seulement quelques heures, il se trouvait à Davos, et son approche de la guerre n’était plus la même. C’est que dans l’intervalle il y a eu la chute complète de Marioupol entre les mains de cette même armée russe dont il pensait qu’elle avait été surévaluée. Depuis quelques jours, cette même guerre que la Russie était en train de perdre se présente sous un jour différent. Ce qui est se passe au Donbass, plus précisément autour de Severodonetsk, dont tout indique qu’elle va tomber à son tour, ne milite plus en faveur d’une victoire prochaine de l’Ukraine, tout au contraire. Kissinger étant quelqu’un de réaliste, il est normal que ses analyses évoluent en fonction de ce qui se passe sur le terrain militaire, le seul qui compte vraiment. Ses analyses et ses recommandations aussi. Maintenant ce n’est plus à la Russie qu’il conseille de modérer ses ambitions, mais à l’Ukraine qu’il demande carrément de sacrifier des territoires en échange de la paix. Il faisait sans doute allusion à ces mêmes territoires de toute façon déjà passés sous le contrôle des Russes. Une seule chose n’a pas varié chez lui dans l’intervalle : son plaidoyer pour une Russie arrimée à l’Occident, et
d’abord par crainte qu’elle ne cède tout à fait aux sirènes chinoises. Or à cet égard également il semble retarder sur les événements au lieu de les devancer.
Il y a seulement quelques jours, Henry Kissinger, qui n’est pas à présenter, affirmait dans une émission diffusée sur le site du «Financial Times» qu’une fois la guerre en Ukraine terminée, la Russie devrait certes rester ce qu’elle a toujours été, c’est-à-dire pour l’essentiel une superpuissance nucléaire, néanmoins pas au niveau qui était le sien avant la guerre. En diplomate accompli mais aussi en homme intelligent, Kissinger ne dit jamais rien de blessant pour personne, tout en faisant en sorte que son propos ne dépasse l’entendement de personne. C’est qu’il y a quelques jours, comme bien des gens en Occident, il pensait que la Russie était en train de perdre la guerre, et que cela évidemment ne serait pas sans conséquence sur son statut de grande puissance mondiale. Sur ce point précis, il voulait dire qu’en perdant la guerre, la Russie perdait du même coup le droit de se considérer comme l’égale des Etats-Unis. Il n’était pas pour qu’elle perde la face, ce qui le cas échéant la rendrait plus mauvaise encore pour son voisinage, et même au-delà, mais il l’engageait gentiment à se réviser à la baisse, ses forces armées s’étant révélées à l’expérience très en deçà de leur réputation de foudre de guerre. L’équilibre de la terreur seul empêcherait l’Otan de pousser son avantage acquis en Ukraine jusqu’à s’atteler dès à présent à son dépeçage.