14.9 C
Alger
mardi 19 mars 2024

En marge du Fespaco: Pourquoi le cinéma africain est à un tournant

Cela relève d’une tradition. En effet, depuis plusieurs années, chaque édition de la biennale change quelque peu le visage de la capitale burkinabè : par-ci et par-là, des rues marchandes qui ne désemplissent pas, des hôtels et restaurants qui débordent de clients tandis que le quartier général de l’événement, le siège du festival, grouille de monde jusqu’à tard les nuits. Sans oublier ces longues files de cinéphiles devant les (quelques) salles obscures qui, les jours ordinaires, intéressent peu de gens… Dans l’imaginaire de certains, c’est cet enthousiasme qui sert de baromètre de succès d’une édition de Fespaco comparée à une autre. Au-delà, c’est ainsi qu’est jaugé l’état de forme même du 7e art africain. Justement : dans quel état se trouve le cinéma africain ? Quels sont les défis auxquels il fait face ? Quelles perspectives ? Des questions qui méritent d’être posées, alors que, d’après l’Unesco, l’industrie du cinéma pourrait créer 20 millions d’emplois en Afrique et générer 20 milliards de dollars de revenus par an.
Sous un chapiteau géant dressé dans l’enceinte de la cour du Fespaco, le Marché international du cinéma et de l’audiovisuel bat son plein. Des stands juxtaposés les uns aux autres abritent des expositions de différents pays africains participant au festival ainsi que des structures nationales et internationales intervenant dans le 7e art ou dans l’audiovisuel. Cet espace initié en 1983 est réservé chaque édition à la promotion du cinéma du continent, à des échanges entre producteurs, distributeurs, porteurs de projets et diffuseurs du Fespaco. Vingt et une éditions après le premier Mica, des problématiques de développement du cinéma africain qui y sont généralement discutées restent d’actualité. En première ligne : la formation, les moyens techniques, le financement des productions, la qualité et la compétitivité des films africains hors du continent.

Un difficile accès
aux financements
Abel Kouamé, participant du Mica, décrit un cinéma africain d’aujourd’hui qui fait face à «de multiples défis». En termes d’ampleur, le premier, selon ce réalisateur-producteur ivoirien, est l’accès aux guichets de financement, gérés en majorité par l’État à travers des fonds d’appui à la culture ou à l’industrie cinématographique. «Il est difficile d’avoir accès à des guichets structurés et qui ont suffisamment de ressources pour aider les productions», avoue le responsable du studio Afrika Toon, producteur de six longs-métrages d’animation dont «Pokou, princesse Ashanti» et de plusieurs séries télé. Il explique que cet accès difficile est dû à la rareté, sinon à l’absence même de guichets : «En Afrique de l’Ouest par exemple, on n’a que quelques pays comme la Côte d’Ivoire, le Burkina et le Sénégal qui disposent de guichets de financement. Les autres pays peinent à en avoir». Conséquence ? «On est très souvent obligé de revoir à la baisse plein de choses prévues dans la réalisation pour se conformer au budget obtenu», confie Isis Ismaël Kaboré, jeune réalisateur burkinabè. Et l’impact sur la qualité des films est sans appel. «Si la production n’a pas les sous, on va faire des films en bricolant», déplore Amath Niane, chef opérateur image sénégalais.

Le modèle économique
en question
Au-delà de l’accès aux guichets se pose la question du modèle économique du cinéma sur le continent africain, quand bien même «différent d’une région du continent à l’autre». C’est du moins, selon Boukary Sawadogo, professeur de cinéma à City University de New York aux États-Unis, spécialiste des cinémas africains et auteur de plusieurs ouvrages dont «Les Cinémas francophones ouest-africains» (Éd. Harmattan, 2013). Ce chercheur, ancien membre de Commission cinéma fiction de l’Organisation internationale de la Francophonie, pointe l’absence d’un «écosystème local et pérenne», hormis les séries télé qui sont soutenues, dans leur majorité, par un financement des chaînes de télévision. En posant cette problématique, Boukary Sawadogo met en exergue les limites d’un financement historique par l’État et parfois par des organismes internationaux ou des gouvernements occidentaux. Sous l’angle historique, il analyse que le soutien de l’État et des partenaires extérieurs commence dès les années 1960-1970 avant de se tarir dans les années 1990 : «Avec la crise économique et les plans d’ajustement structurels dans les années 1990 en Afrique, le secteur de la Culture n’était plus prioritaire pour les États. Dans le même temps, les financements européens se sont estompés, l’Europe ayant porté son regard vers la reconstruction de sa partie orientale après la chute du mur de Berlin», explique-t-il, en faisant remarquer un retour des États dans le financement du cinéma au cours des dernières années avec l’ouverture de guichets ; la réhabilitation ou la construction de salles de cinéma. Par cette analyse, Boukary Sawadogo fait observer un «désengagement et un retour de l’État pour montrer que le cinéma n’est pas assis sur un modèle».

Le problème récurrent du manque de salles
À écouter les professionnels, il n’y a pas que le segment de la production qui rencontre «des blocages». Presque toutes les autres composantes de la chaîne de valeur sont affectées. Le réalisateur malien Bouna Cherif Fofana pense que les professionnels africains des métiers du cinéma ont encore du chemin à faire en termes de distribution. En cause, l’insuffisance des salles de projection. «À part le Burkina, on ne trouve pas aisément sur le continent un pays qui a dans sa capitale au moins cinq salles de cinéma. À quoi bon faire des films s’il n’y a pas de salles pour les montrer ?», interroge le réalisateur. Et de s’appuyer sur l’exemple de son pays : «Au Mali, on a une seule salle fonctionnelle et d’autres vétustes que l’on souhaite, depuis longtemps, voir réhabiliter, mais sans suite. Dans les régions, il n’y a presque pas de salles. Comment le cinéma peut-il marcher sans salles ?», poursuit-il. «En Côte d’Ivoire, nous n’avons que six écrans en attendant d’autres qui se mettent en place. Six écrans pour tout un pays, ce n’est pas suffisant», témoigne, pour sa part, le producteur et réalisateur Abel Kouamé.
Bernard Kaboré/Le Point

Article récent

--Pub--spot_img

Articles de la catégorie

- Advertisement -spot_img