Tout au long de son dernier roman, Akli Tadjer prend le lecteur non par le collet mais par le cœur pour l’immerger dans les abysses d’une guerre mondiale, deuxième du nom. Dans une relation vite devenue complice avec le lecteur, l’auteur lui fait toucher du doigt les affres de l’un des pires fléaux inventés par l’homme, les conflits armés, desquels personne ne sort gagnant, sauf les croque-morts et les marchands de canon.
Par Nadjib Stambouli
Le personnage principal de «D’amour et de guerre», paru chez Casbah éditions, y est enrôlé, comme tous les jeunes de son âge, français de souche ou coloniaux, et il s’y rend non seulement sans presser le pas, mais après une tentative de désertion, avortée en pleine nuit de noces avec l’amour de sa vie, Zina. Même de loin, en pleine mer, aux frontières de l’Allemagne où il sera fait prisonnier dans un camp aux côtés de ses compagnons d’infortune ou en Normandie, puis à Paris et ailleurs où il mènera une vie de fugitif, il gardera contact avec son aimée en consignant son quotidien et surtout son sentiment pour elle, sur un carnet dédié à l’amour et aux souffrances du conscrit. Par son style très abordable, d’une simplicité apparente qui laisse deviner un long travail d’orfèvre sur chaque phrase, chaque mot, Akli Tadjer décrit de manière poignante la férocité de cette chose odieuse, hideuse et monstrueuse qu’est la guerre. Comme toujours chez l’auteur de «Les ANI du Tassili» et de «Le porteur de cartable», l’écriture est pudique, ce qui n’est pas synonyme de puritaine, mais il ne s’embarrasse pas d’interdits dans le choix des mots et il réintègre la peau de ses personnages pour appeler un chat un chat et les rognons blancs des «couilles de bélier». Aux côtés de ses deux compagnons, Samuel et Tarik, l’un «du bled» Boussoulem, du côté d’El Kseur donc de Béjaïa, l’autre de Fénia aux environs de Tlemcen, tous deux se destinant à une vocation de prêtre, que ce soit dans une «mosquée des juifs» ou dans une mosquée tout court, Adam partagera les hésitations, les tiraillements, les déchirements et les souffrances de soldats malgré eux. Même lorsque, rongé par la tuberculose, devenu loque humaine avant d’être sauvé par miracle par un officier médecin français, également prisonnier, Adam continuera à résister et à partager ses souffrances et ce qui anime sa résistance irriguée par le seul carburant d’amour qu’il éprouve pour Zina. Le courage, l’indifférence, l’espoir et son contraire qu’est la fuite en avant, l’hypocrisie, la lâcheté, le louvoiement, l’obséquiosité, la fierté, l’ambition, la générosité, l’égoïsme, l’altruisme, bref tous les sentiments humains sont décortiqués sous le bistouri du talent de Akli Tadjer pour être restitués sans complaisance dans cette œuvre gorgée d’humanisme qu’est «D’amour et de guerre». En faisant revivre un village kabyle de la fin des années 30, l’univers colonial est décliné fidèlement avec le tact de l’écrivain Tadjer, qui présente avec méticulosité, sur une base documentaire très fouillée, cet univers de coexistence pacifique, où chacun doit garder sa place pour que les vaches soient mieux gardées, mais pas par n’importe qui. En décrivant les rapports entre communautés, l’auteur ne verse pas dans le pamphlet anticolonial, mais déconstruit les arguments en faveur du régime (c’en est un) colonial en se suffisant de la très parlante réalité et en réservant sa douce mais percutante virulence aux horreurs de la guerre et ce, sans jamais se départir de son humanisme déjà décliné dans d’autres œuvres. Pure fiction, l’auteur glissera néanmoins des clins d’œil à des faits et des personnages réels, hormis l’incontournable Hitler, le noble muphti Kaddour Benghabrit ou encore un enfant du nom de Philippe Bouvard (dont le père a été libéré par ce même recteur). La fin du roman, au retour du personnage principal dans son village Boussoulem, sera un coup de théâtre, consécration d’autres évènements inattendus qui parsèment l’œuvre, maintenant en haleine le lecteur tout au long du roman. Le lecteur aura emprunté une monture livresque qui cavalcade à un rythme endiablé imprimé par Akli Tadjer, qui a réussi là une fresque de très haute facture sur la condition humaine dans ce qu’elle a de noble, mais aussi de dérisoire, face à un destin non moins dérisoire. En somme, «D’amour et de guerre» révèle une œuvre littéraire majeure créée par Akli Tadjer, écrivain franco-algérien d’envergure universelle, dont le nom s’impose déjà parmi ceux des plus grands auteurs contemporains.
N. S.
«D’amour et de guerre», roman, Akli Tadjer, Casbah éditions