Moins d’une semaine après le 24 février, premier anniversaire de la guerre en Ukraine, l’heure est naturellement encore au bilan, mais aussi à son corollaire : la tentative plus ou moins hasardeuse de voir à quoi cette chose terrible peut conduire au moins à brève échéance. Le bilan de l’avant, de ce qui s’est déjà produit donc, est indissolublement lié à la projection dans l’après, les deux moments faisant partie de la même série d’événements, du même procès en cours, du même élan. On ne s’étonnera donc pas de ce qu’il faille parler en l’occurrence non pas de bilan au singulier, mais de bilans au pluriel, car s’il est toujours possible de s’entendre sur ce qui a déjà eu lieu, cela est beaucoup plus difficile s’agissant de ce qui n’est pas encore, et qui pourtant fait partie des bilans déjà dressés à travers le monde d’une même réalité en devenir. Si on veut la défaite de la Russie et qu’on s’y emploie pleinement, ce que font les membres de l’Otan, en plus d’une vingtaine de pays qui sont leurs alliés, on ne voit pas l’avenir de la guerre de la même façon que d’autres qui au contraire souhaitent la victoire de la Russie, quand ils ne feraient encore rien pour la faire advenir.
Mieux, les premiers semblent croire que cette défaite est déjà acquise, qu’elle l’a été dès les premiers temps de la guerre, précisément quand la colonne russe de chars roulant sur Kiev a été contrainte de rebrousser chemin, ne comptant plus pour son salut que sur la rapidité de sa fuite. On saura sûrement un jour les raisons de ce revers aussi inattendu que retentissant. C’est à cet épisode que pense le président ukrainien quand il se dit certain de la victoire finale pourvu que les alliés tiennent leurs engagements. Il ne le dirait pas si Kiev avait été pris ou si les Russes n’avaient pas même essayé de le prendre. Le fait que les Russes aient tenté de s’en emparer sans y parvenir n’est pas quelque chose qui du point de vue des Ukrainiens et de leurs alliés relève du seul passé, d’une certaine façon il détermine aussi ce qui n’est pas encore. Or il n’y a pas que cet échec devant Kiev, il y a aussi le fait que la guerre se poursuive, que son issue reste incertaine, alors qu’elle devrait être déjà terminée eu égard au rapport des forces en présence. Elle n’a pas été encore gagnée par les Russes ? Alors c’est qu’elle ne le sera pas par eux, alors c’est qu’ils sont en train de la perdre, même qu’ils l’ont déjà perdue. Ainsi pensent les Ukrainiens et leurs alliés. Or jamais les Russes n’ont dit que cette guerre allait être pour eux une promenade de santé. Ils ont pris sa mesure en la faisant, ils y sont entrés progressivement tout en s’y adaptant, comme si elle existait déjà et qu’ils la découvraient peu à peu. A la réflexion, peut-il en être autrement s’agissant d’un conflit dont à peu près tout le monde convient qu’il est de nature à changer l’ordre du monde ? Une guerre avec un enjeu aussi considérable ne peut que dicter ses conditions à tous, à ses protagonistes directs comme aux autres, imposer à tous ses lois inconnues et son temps d’accomplissement. Si c’est à l’ordre du monde qu’elle s’attaque, alors peu de pays et de régions échapperont à sa force d’attraction, à sa gravité. Les alliés de l’Ukraine eux aussi sont d’avis que ce qui s’y joue n’est rien d’autre que l’ordre du monde, sauf que pour eux il faut le garder dans sa forme actuelle, le défendre contre la Russie aujourd’hui, et demain également contre la Chine. Car pour eux, il ne fait déjà plus de doute que celle-ci sera bientôt happée par son tourbillon au rayon croissant.