Une révolution au sens de passage d’un ordre politique à un autre ne devient possible qu’à partir du moment où la discorde s’installe au sommet de l’Etat, ce qui d’ailleurs ne préjuge ni de son succès ni de son échec. C’est bien ce qui se passe depuis samedi au Soudan, où l’armée régulière, avec à sa tête Abdel Fattah al-Burhan, chef de l’Etat de facto et président du Conseil de souveraineté, affronte dans Khartoum et ailleurs dans le pays, les groupes paramilitaires appelés les Forces de soutien rapide de Mohamed Hamdan Dogolo, et vice-président du Conseil de souveraineté, mais où pourtant nulle trace de révolution ne se voit. Tout se passe comme si maintenant que les deux forces armées en sont arrivées aux prises, il faut attendre qu’elles vident leur querelle, ce qui n’est possible que s’il y a un vainqueur et un vaincu. A ce moment seulement, la politique et les acteurs en lesquels elle s’incarne aujourd’hui au Soudan reprendront leurs droits. Comme les affrontements ne font que commencer, il faut s’armer de patience à cet égard.
D’autant que pour l’heure, on ne sait même pas laquelle des deux armées, le Soudan actuel ayant entre autres particularités cette dualité justement, est en train de marquer des points et laquelle en perd. Le Soudan couve les affrontements en cours depuis des années. Leur éclatement désole peut-être la communauté internationale, mais il ne la surprend pas. Il n’est pas sain pour un pays quel qu’il soit de disposer de deux armées, l’une régulière et l’autre irrégulière mais tout autant désireuse que la première de devenir l’unique, la seule à avoir droit de cité. Imaginons une Fédération de Russie où le groupe Wagner aurait grossi au point de faire jeu égal avec l’armée russe. Bien que ce soit loin d’être le cas aujourd’hui, il arrive à Evgueni Prigojine, le leader de Wagner, de parler des commandants de l’armée russe comme s’il s’agissait de ses rivaux directs, et que ses troupes soient déjà à même de faire pièce aux leurs. Cela fait longtemps que cette situation par nature explosive prévaut au Soudan. Il ne manquait que l’occasion pour qu’elle bascule dans la violence. Le rendez-vous pris pour début avril pour la signature de l’accord final entre les parties prenantes au processus politique, devant conduire à la transmission du pouvoir aux civils, a fourni cette occasion. En plus de la transmission du pouvoir aux civils, il est question dans cet accord d’unification de l’armée, c’est-à-dire de fusion des Forces de soutien rapide dans l’armée régulière, ce qui aurait eu pour conséquence de subordonner leur chef à celui de l’armée soudanaise. C’est cette perspective qui semble avoir mis le feu aux poudres. Mais maintenant que le pouvoir réel est au bout des fusils, chacun des deux camps le voulant à lui tout seul, politiquement aussi une page se tourne. Il ne s’agit plus de réussir la transition du pouvoir des militaires à celui des civils mais de faire en sorte que le Soudan ne sombre pas dans la guerre civile. Car le spectacle qu’offre en ce moment ce pays n’est pas celui d’une guerre civile, mais celui d’un combat singulier mettant aux prises deux armées, dont à l’évidence l’une est de trop. Les affrontements se concentrent dans les bases aériennes, les postes de commandements et les bâtiments officiels, comme ceux de la télévision nationale, mais aussi autour du palais présidentiel, dont la prise un certain moment a même été annoncée par les forces rebelles de Dogolo, mais pour être aussitôt démentie. S’il y a des morts et des blessés parmi les civils, c’est du fait des balles perdues, non pas parce que les combats ont déjà débordé les zones militaires où ils avaient éclaté.